En ces temps de confinement, tel le prisonnier fatigué de relire toujours les même livres, je me suis décidé à replonger dans certains romans de Vance que j’évitais, notamment Escales dans les Étoiles (Ports of call) que j’avais trouvé assez intéressant à la première lecture mais un peu poussif, hormis les deux premiers chapitres avec l’impayable Dame Hester Lajoie.
Quelle erreur ! Bien qu’on puisse reconnaître qu’un lecteur découvrant Vance pour la première fois aurait une expérience mitigée du fait de l’intrigue vaporeuse et donquichottesque.
Aujourd’hui donc, à la lumière d’une deuxième lecture j’ai pu apprécier la multiplicité des petits détails, observations ou descriptions dans un éventail de tragique, folklorique, scabreux, humoristique ou bizarre et le langage incroyablement distancié des personnages qu’ils soient spationautes, aubergistes, touristes, indigènes, jeunes ou vieux.
Même la monotonie des voyages entre deux escales est source de facéties ou de dialogues enlevés.
La succession des scènes est sans fin : chaque planète, escale, taverne, visite, repas, foire, collation, apéritif ou jeu de carte est prétexte à discussion triviale ou hautement philosophique quand cela ne vire pas à la comédie burlesque ou terrible.
L’histoire :
Le jeune Myron Tany est abandonné par sa tante -Dame Hester- sur la planète Taubry. Il réussit à se faire embaucher comme subrécargue sur le cargo Glicca commandé par le capitaine Maloof les deux autres équipiers étant Wingo le cuisinier et Schwatzendale l’ingénieur. Ils font du cabotage de planète en planète, rencontrant à chaque fois l’aventure, prenant aussi à l’occasion des passagers, comme les pèlerins de la Secte Clantique ou la troupe de Montcrief avec ses trois demoiselles, Pook Snook et Fook et leurs intimidantes gardiennes Hunzel et Siglaf.
Maloof, le capitaine de l’astronef Glicca se confie à Myron Tany,. Voyant quelqu’un se diriger vers eux, il dit :
« Voici venir de mauvaises nouvelles ! Je détecte un passager ».
Original: (“Here comes bad news! I detect a passenger.”)
Peu de temps après, le pélerin -futur passager- lui vante la finalité de sa quête spirituelle.
il lui répond :
« Nous aussi, nous poursuivons des buts radieux, tels que le profit, la survie et la joie pure d’arracher de l’argent a des passagers parcimonieux. » chap IV,1*
Original: (« We also pursue glorious goals, such as profit, survival, and the sheer joy of wringing revenue from parsimonious passengers. ») (chap IV,1)
On demande un jour à Myron :
« – Quelles sont leurs fonctions à bord du vaisseau ? Sont-elles danseuses ? Entraîneuses ? Joyeuses compagnes ?
-Une chose est certaine, ce sont de bonnes mangeuses.(…)
Original: (« – And what is their function aboard ship? Are they dancers? Bait? Jolly companions?
-One thing is definite, they are good eaters. »)
L’épisode qui suit la visite du Réinsérant : le vieux palais Fanchen Lalu transformé en pénitencier sur la planète Scropus est l’occasion d’une scène dont le déroulement et l’humour m’avaient auparavant échappés : suite à la rencontre du psychologue de l’institut, l’équipage de retour au vaisseau « décide » de s’enduire le nez avec un fard bleu outremer, trouvant cela très stylé pour le dîner, jusqu’à ce qu’ils se rendent plus ou moins compte qu’ils avaient tous étés victimes d’une suggestion furtive par hypnose.
Escales dans les Étoiles aurait pu s’intituler « Tavernes dans les étoiles », tant elles sont le centre de toutes les rencontres bizarres ou inquiétantes et des aventures picaresques des quatre héros du cargo spatial Glicca.
Récit d’une visite au marché de Dulcie River sur la dangereuse planète Tierce : (chap V-1)
Après avoir déambulé dans le marché pendant une demi-heure, ils montèrent trois marches jusqu’à une terrasse de rafraîchissement, pour goûter la bière du pays. La serveuse, tout en approchant de leur table, tria curieusement les menus qu’elle portait avant d’en tendre un au groupe.
Les soupçons de Schwatzendale, jamais endormis, furent aussitôt alertés. Il s’écria : « Hé là, madame ! Donnez-nous un, menu pour chacun, s’il vous plaît ! »
La femme répliqua avec brusquerie par-dessus son épaule : « Ce n’est pas notre habitude ici. Un menu suffit, puisqu’une personne peut le lire aux autres. »
Dès qu’elle se fut éloignée, Schwatzendale échangea le menu qu’elle avait fourni pour un similaire qu’il prit sur une table voisine. Quand la serveuse revint, elle écouta leur commande avec une condescendance revêche, puis plus tard leur apporta des chopes de bière éventée et un plat de friture de mer. Quand ils eurent terminé et l’appelèrent pour régler l’addition, elle demanda la somme de trois sols et vingt dinkets, plus le pourboire.
Schwatzendale, penchant la tête de côté, émit un croassement de rire moqueur. « Vous avez commis une grave erreur ! » Il montra du doigt le menu. « Nous devons quatre pintes de bière et un plat de poissons frits. Le total de la dépense est de soixante dinkets. Étant donné votre tromperie, je ne vois pas la nécessité d’un pourboire. Voici votre argent. » Il déposa des pièces de monnaie sur la table.
« Qu’est-ce que c’est que ces bêtises ? » s’exclama la femme d’une voix criarde.
(…) La femme s’exclama avec emportement : « Le menu est explicite ! Nous ne permettons pas de tromperie dans cet établissement. »
Schwatzendale montra le menu. « Les prix sont clairement indiqués. Voyez vous-même. »
La femme lut avec incrédulité, puis courut à la cuisine.
Se levant, Maloof s’exclama : « Vite ! Filons d’ici. »
Les quatre sautèrent à bas de la terrasse. La femme revint en courant de la cuisine avec un seau plein d’entrailles de poisson qu’elle jeta dans leur direction. Le quatuor, toutefois, était hors de portée et les déchets atteignirent un passant sans méfiance qui se mit en rogne. Montant sur la terrasse, il renversa plusieurs tables et administra à la femme une solide correction.
Plus tard, sur la planète Mariah, au Saloon Sonc, un « orchestre » local se prépare : (chap X-2)
De derrière le marimba, il extirpa une vieille grosse caisse fatiguée, qu’il porta sur le devant de l’estrade, puis il s’assit dans l’ombre derrière le marimba. Le gros tambour, vétéran de bien des épisodes musicaux, provenait très probablement de la Vieille Terre, à en juger par la scène peinte sur le devant. On pouvait y voir l’image d’un chat vagabond, coiffé d’un sombrero noir au classique large bord, d’où pendaient des clochettes accrochées tout autour; il était paresseusement assis sur un banc de marbre en train de gratter de la guitare, sa tête levée exprimant l’extase où le plongeait sa musique. Il jouait à la lumière d’un croissant de lune jaune. Trois cocotiers se penchaient à l’arrière-plan, évoquant un cadre romantique tropical.
Original: (« From behind the marimba he brought out a weary old bass drum which he carried to the front of the platform, then seated himself in the shadows behind the marimba. The drum, a veteran of many musical episodes, had most likely originated on Old Earth, to judge by the scene painted on its front face. Depicted was the image of a vagabond cat wearing a broad-brimmed black sombrero with little bells around the edge; he lounged upon a marble bench playing a guitar, his upturned face expressing the rapture of his song. He played in the light of a yellow crescent moon. Three coconut trees leaned across the background, suggesting tropical romance. »)
Et maintenant j’imagine Jack Vance, privé de vue devant sa machine parlante, élaborant mot après mot, une histoire de l’autre bout de l’univers où le familier et l’étrange se mêlent grâce à son imagination et son humanisme sans bornes.
Encore merci, monsieur Vance !