Jack Vance le Poète

Jack Vance le Poète

A l’occasion de rares entretiens le discret J. Vance avait eu l’occasion de parler poésie et bien qu’il ait déclaré « Je ne suis pas un grand passionné de poésie », il était capable de citer – par coeur – plusieurs couplets de A.E. Housman

Palace of Love galaxy ill Gray Morrow

Dans les  Princes démons, un de ses personnages, Navarth, est surnommé « le poète fou ». Vance a souvent dit qu’il aimait beaucoup ce personnage, il a même affirmé qu’il ressemblait un peu à Navarth par certains côtés : déclaration typiquement vancienne : ce n’est pas le personnage qui lui ressemble mais l’inverse ! Navarth apparaît principalement dans le volume 3, le Palais de l’Amour et nous délivre quelques-uns de ses poèmes (des poèmes de Vance donc ?) : Eridu, Tim R. Mortiss, Song of the Darsh, Underneath My Upas Tree.

Eridu

Dedans Eridu, j’ai croisé

Belle fille comme jamais n’en fut.

Beaucoup trop court m’est apparu

Le temps qu’auprès d’elle j’ai passé.

Sous les saules, au bord des ondes,

À reposer, elle m’a forcé.

De figues m’a nourri, et gavé

De vin de grenades rondes.

Force, espace et temps, lui vantai-je.

J’opposai à notre ici-bas

Les vraies merveilles de l’Au-Delà.

À les découvrir, l’invitai-je.

Genoux serrés, d’une voix de miel :

« Les tintamarres et les étoiles,

Les tourbillons où tu fais voile

Me terrifient, répondit-elle.

Toi, tu es toi, moi, je suis moi.

Je t’attendrai dans Eridu.

Tu diras ce que tu as vu

Le jour où tu me reviendras. »

Navarth

(le Palais de l’Amour VII Traduit par F. Straschitz et A. Garsault)

(voir les autres poèmes en annexe)

Certains titres –bizarres- d’autres poèmes sont simplement énumérés dans un autre chapitre :

Kirth Gersen Star King VIE ill. P Rhoads

[C’était le soir. Les dernières lueurs du couchant s’attardaient encore sur les eaux de l’estuaire. La maison-bateau paraissait inoccupée. Personne ne répondit à ses appels. Il essaya un bouton.

La porte s’ouvrit silencieusement.

Gersen entra. Les lumières s’allumèrent automatiquement. Apercevant le poste téléphonique de Navarth, il alla l’examiner de plus près. Le numéro était bien SORA-6152 ! Il y avait également un répertoire ; Gersen le feuilleta, mais ne trouva rien d’intéressant, pas plus que dans le tiroir ou derrière le poste, où Navarth aurait pu noter un numéro qu’il n’osait confier à son répertoire. Gersen parcourut ensuite un volumineux dossier contenant nombre de ballades, d’odes et de dithyrambes portant des titres tels que : La faim du pain, Les jus que j’ai battus, Je suis le pénétrant ménestrel, Qu’ils passent !, Le rêve de Drusilla, Les châteaux de nuages, ou encore Vivez juste en dessous à cause des débris qui tombent. ]

(le Palais de l’Amour  XII – Traduit par F.Straschitz et A. Garsault)

 Dans le dernier volume de la série, Le livre des Rêves, Vance cite Navarth dans une épitaphe :

Le livre des Rêves ill M. Pfeiffer 1983

[Navarth buvait du vin en compagnie d’une personne de sa connaissance qui, avancée en âge, déplorait la brièveté de l’existence. « Il me reste au maximum dix ans de vie !

— Pur pessimisme, déclara Navarth. Pense plutôt de façon optimiste aux mille milliards d’années de mort qui t’attendent ! »

Extrait des Chroniques de Navarth par Carol Lewis]

 Ou :

[Navarth méprisait la poésie moderne, à l’exception des vers composés par lui-même. « Cette époque manque de couleur. La sagesse et la naïveté étaient alliées jadis, et l’on chantait de nobles chants. Je me rappelle un couplet, nullement sublime – pittoresque plutôt –, succinct et pourtant tout sonore d’un millier de significations :

Cheval qui pète jamais n’éprouve fatigue Homme qui pète est à enrôler dans sa ligue.

Trouve-t-on quelque chose de semblable aujourd’hui ? »

Extrait des Chroniques de Navarth par Carol Lewis ]

(Le livre des Rêves chap XIX traduit par ECL Meistermann)

Egalement dans une autre série, Cadwall , Navarth apparaît comme source de citation pour les personnages il est devenu un poète classique et apprécié :

Old Trieste ill. Paul Rhoads ed. VIE

 [Wayness laissa son regard se perdre de l’autre côté de la pièce. À mi-voix, elle récita des vers empruntés à un poème antique : « Ne pose jamais de questions à l’humide mer sombre ; tu risquerais d’apprendre le naufrage de tes plus chères caraques. Ainsi chantait Navarth le poète fou. »]

(Station Araminta  IV-4 /Traduit par Arlette Rosenblum)

[— La Commission des Beaux-Arts continuera mon œuvre. La présidente en est Dame Skellane Laverty ; je la connais depuis des années et elle est entièrement dévouée à cette cause ; elle m’a apporté ce livre, depuis longtemps l’un de mes préférés. Vous le connaissez ?

— Vous ne m’avez pas montré le titre.

— Il s’agit des Chants de Mad Navarth. Ses ballades sont immortelles.

— J’en connais quelques-unes.

— Tiens, ça m’étonne. Vous me semblez… bon, je ne dirai pas « rabat-joie »… disons plutôt de caractère assez chagrin.

— Ce n’est pas ainsi que je me vois. Mais actuellement, je m’inquiète beaucoup du sort de mon père.

— Parlons plutôt de Navarth. Voici un passage particulièrement délectable : il aperçoit un visage un instant, mais qui disparaît aussitôt. Ce visage le hante pendant des jours, et Navarth finit par exprimer tout ce qu’il en imagine dans une douzaine de quatrains, inspirés et prophétiques, d’un rythme extraordinaire, et dont chacun se termine par le refrain :

« Ainsi doit-elle vivre et mourir.

Et ainsi doit souffler le vent. »

— Très joli, dit Glawen. Avez-vous seulement l’intention de me réciter des vers ?

Floreste haussa un sourcil hautain.

— C’est un privilège ! ]

(Station Araminta  IX-5 Traduit par ECL Meistermann)

Egalement dans de dernier volume, Throy :

[— Flitz, par ici ! Juste à l’heure pour la lecture de poésie !

Flitz fit halte. Elle portait un polo blanc en tissu souple et un pantalon bleu pâle ; elle avait les cheveux retenus en arrière par un ruban noir. Chilke ne put déceler le moindre défaut dans son apparence. Elle interrogea :

— Qui lit de la poésie à l’intention de qui ?

Chilke leva un volume relié en cuir souple.

— J’ai ici « Les Germinations de Navarth ». Vous pourrez réciter l’une de vos préférées et je déclamerai l’une des miennes. En venant, apportez donc une cruche de « Old Sidewinder » et deux grandes chopes.

Flitz arbora un sourire froid.

— Je ne suis pas d’humeur à la poésie, pour l’instant, monsieur Chilke. Mais il n’y pas de raison pour que vous ne lisiez pas tout seul à voix haute avec autant d’éloquence que vous le voudrez. Je fermerai la porte et personne ne protestera.

Chilke rangea le livre à la couverture de cuir.

— Ce genre de poésie est dépourvu de charme. De toute façon, c’est bientôt l’heure du pique-nique.

Malgré elle, Flitz fut prise au dépourvu. ]

(Throy  VI-3  Traduit par ECL Meistermann)

La poésie pure de Vance telle qu’exprimée à travers les poèmes de Navarth est multiple : amour mélancolique avec Eridu, débauche désabusée dans Tim R. Mortiss (avec un ton « Jabberwockien », chanson égrillarde avec the song of the Darsh,   ballade funèbre avec Underneath My Upas Tree C’est bien cette littérature Vancesque qu’on retrouve dans tous  ses romans, pour Navarth il a fait un exercice de style poétique, mais hormis la forme, sa littérature qui « swingue » si bien n’est-elle pas aussi de la poésie ? Alors qu’il était devenu aveugle, Vance expliquait que ne pouvant se relire sur l’ordinateur, il écoutait ses écrits en lecture automatique pour voir si cela « sonnait » bien avant de les corriger. Son style si clair et coulant est le fruit d’un travail de longue haleine où chaque mot a sa place et ne peut être déplacé sans nuire – tout comme un poème – à la fluidité du texte.

Vance aurait aimé écrire les poèmes de Navarth, comme il se plaît à le dire pour mieux mystifier son lecteur : « le plus grand éloge qu’un écrivain puisse recevoir, c’est lorsque le lecteur n’a pas conscience de sa présence ».

Il reste une place dans ma bibliothèque pour les Princes Démons : entre Baudelaire et Prévert.

ANNEXES

Extrait de  Cosmopolis 42  / 2003-09          

(Traduction : JL Esteban)

Durant le week-end du 2 et 3 août 2003, plusieurs bénévoles du Projet VIE ont pu s’entretenir avec Jack en téléconférence. Les participants (samedi) étaient Joel Anderson, Jeremy Cavaterra, Brian Gharst, Chuck King, et Ed Winskil. ../… extraits

Ed : En vous cherchant dans vos livres, Jack, j’ai toujours cru vous retrouver dans Navarth. Qu’en dites vous ?

Jack : C’est un de mes personnages préférés. Je m’identifie à lui d’une certaine manière, mais je ne me considère pas comme lui, même si je l’aime bien, lui et ses idées. Mais c’est très bien vu de votre part : de tous les personnages que j’ai pu créer, Navarth est le plus proche de moi, même si sa personnalité est complètement différente de la mienne. Bien qu’il y ait quelques élements. J’aime aussi la poésie de Navarth.

Ed : Je l’adore.

Jack : Personne ne parle jamais de ma poésie !

Ed : « Tim R . Mortiss » — un de mes poèmes favoris. Celui-là, et me gaver de vin de grenade au bord de la rivière.

Jack : Oui, « Eridu ». C’est un bon poème. Et puis il y a « Song of the Darsh », et un autre dont je me souviens vaguement, même si je ne sais plus où c’est. C’était à propos de poison.

Ed : « Underneath My Upas Tree ».

Jack : Ca vient d’où, je ne me souviens plus ?

Ed : Je crois que c’est dans Le Palais de l’Amour.

Jack : Je crois que vous avez raison.

Jeremy : Est-ce que vous avez quelque chose à dire sur la poésie en général ?

Jack : Rien en général. Je ne suis pas un grand passionné de poésie. J’aime bien :

Clay lies still, but blood’s a rover;
Breath’s a ware that will not keep.
Up, lad: when the journey’s over
There’ll be time enough to sleep.
(L’argile est immobile, mais le sang vagabonde ;
Le souffle est une marchandise qui ne se conserve pas.
Debout, mon garçon : quand le voyage sera terminé,Il sera bien temps de dormir.) 
Trad P. Dusoulier

Ed : Celui-là, c’est de A.E. Housman.

Jack : A.E. Housman ! A Shropshire Lad. Le seul problème, c’est que c’est si morbide, si déprimant, de lire ses obsessions de la mort, des jeunes gens qui meurent. Pourquoi est-il nécessaire d’être aussi déprimé ? Mais je pense que ce sont les plus beaux vers en langue anglaise. Je ne pense pas que quelqu’un puisse écrire mieux que ça. Quelques-uns de ces vers et limericks sont une véritable forme d’art. Un limerick que j’aime particulièrement :

A curious family is Stein:
There’s Gertrude, there’s Ep and there’s Ein;
Gert’s poems are bunk
Ep’s sculptures are junk
And nobody understands Ein!
(Une drôle de famille, la famille Stein :
Il y a Gertrude, il y a Ep, et il y a Ein
Les poésies de Gert sont idiotes
Les sculptures d’Ep de la camelote
Et personne ne peut comprendre Ein !)
Un autre limerick qui est vraiment bon aussi :
Hurrah for Madam Lupescu,
Who came to Romania’s rescue:“It’s a wonderful thing
To be under a King!
Is democracy better, I esk you?”
(Hourrah pour Madame Lupescu,
Qui est venue au secours de la Roumanie :
« C’est une chose merveilleuse
De vivre sous un Monarque !
Est-ce que la démocratie est mieux, je vous le demande ? »)
Jack: Les Anglais sont experts dans l’écriture de ces limericks, ils sont vraiment sacrément forts !

Poèmes & citations

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Tim R. Mortiss

Buvant whisky pichet après pichet,
Chantant des chants d’ivrogne à plein gosier,
J’ingurgitais un demi-gobelet
Quand Tim R. Mortiss m’a égorgeté.
Il n’est pas précisément comme il faut[1]
De pratiquer la vraie polygamie.
J’aurais pu cependant en faire mon lot
Mais Tim R. Mortiss m’a égorgoccis.
Refrain :
Tim R. Mortiss, Tim R. Mortiss,
C’est un ami délicieux.
Quand je dors, il me tient la main.
Quand je rampe, il guid’mon chemin.
Il me mène jusques aux cieux.
Pour épouser une belle Esquimau,
La mer de Bering, je voulus nager.
J’avais à peine glissé mon pied dans l’eau
Que Tim R. Mortiss m’a égortudé.
Un arcane menaçant, un poison
Terrible dans un phylactère ancien.
À l’égout, je jette cette déjection.
Et Tim R. Mortiss m’égorgetient.
Refrain (avec un claquement des doigts, un petit saut en l’air et un claquement des talons) :
Tim R. Mortiss, Tim R. Mortiss,
C’est un ami délicieux.
Quand je dors, il me tient la main.
Quand je rampe, il guid’mon chemin.
Il me mène jusques aux cieux.

Navarth (le Palais de l’Amour V) Traduit par F.Straschitz et A. Garsault

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The Song of the Darsh

Un jour j’ai vu de la lumière, j’ai décidé d’entrer,

On m’a servi une bonne bière avec de l’ahagaree,

J’ai constaté qu’ma bitarelle s’était ratatinée,

Lorsqu’une Kitchet est arrivée, elle s’est vite redressée.

Tinkle tankle winkle wankle finkle fankle allez,

J’ai tôt compris qu’le temps passé, avait été gâché.

J’ai vu une chelt nue comme un ver et j’ai été troublé,

Cette cruelle s’est mise à rire et de moi s’est moquée.

Le jour j’cherchais les petites chelts et la nuit je buvais, En m’demandant où elles étaient, quand Mirassou brillait.

Tinkle tankle winkle wankle finkle fankle flash,

J’oubliais qu’les chelts effrontées, n’ont pas encore d’moustaches.

Mais où allaient toutes les kitchets dès que tombait la nuit ?

Qu’est-ce qui poussait ces douces choses, loin de la taud’de Kimki ?

Elles se rendaient à la fontaine, gravissaient l’gros Michet,

Pour atteindre, finalement, la plaine du Laideret.

Tinkle tankle winkle wankle finkle fankle fex,

Je m’demandais ce qu’il fallait faire pour satisfaire  mon sexe.

Devenu un petit galopiot, pour ne pas avoir l’air bête, J’ai couru jusqu’au Laideret pour trouver une kitchet. Je n’ai rencontré qu’une vieille khoonz qui rôde toujours là-bas

Avec sa bedaine et son gros cul, et sa face de rat,

Tinkle tankle winkle wankle finkle fankle mais,

Une drôl’ d’épreuve j’ai enduré, jamais je n’l’oublierai.

Elle a tiré mes vêtements, a voulu m’exciter,

Elle s’est mise à chatouiller, mes accessoires privés.

Elle m’a mis dans l’embarras, plongé dans l’désarroi.

M’a obligé à la satisfaire je n’sais combien de fois.

Tinkle tankle winkle wankle finkle fankle fi.

Nu et livide, j’ai dû ramper, jusqu’à la taud’de Kimki.

Puis j’suis devenu empoteur, j’allais ou ça m’plaisait,

Je séduisais tout’les kitchets, sans devoir m’mettre en frais

Serein et gai j’suis retourné revoir le Laideret,

Qui a surgi ? La même vieille khoonz qui sur moi a sauté.

Tinkle tankle winkle wankle finkle fankle fort,

Pauvre imbécile, j’ai dû subir, un sort pire que la mort.

Je franchirais le grand marais, même le pôle nord,

Je défierais l’champion d’hadaul de la ville de Donnor.

Mais j’irai plus promener si près de cet’vilaine peau,

De peur que cet’femelle infâme, ne m’attrape à nouveau.

Tinkle tankle winkle wankle finkle fankle assez,

J’ai assez vu le Laideret, j’n’y retournerai jamais.

(Le Visage du Démon VI)  Traduit par Jean-Pierre Pugi

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Underneath My Upas Tree

Avris rare et noir mascara,

Voudrais-tu souper avec moi,

Amanita Botulina,

À l’ombre de mon bel upas ?

Ce fin plateau de cloisonné

Contient mon plus doux patchouli.

Ah mon amour ! qu’as-tu trouvé ?

Une souris tuée dans le pot-pourri

Mayonnaise sur canapés

Noirs du fruit pris à l’esturgeon ;

Des pointes d’argent enfoncées

De l’huître la destinée font.

Un samovar de thé ranci :

Une tasse, qu’en dirais-tu ?

Antimoine ou macaroni

Sur ma belle table de ciguë.

Navarth

(le Palais de l’Amour XII) Traduit par F.Straschitz et A. Garsault

Références :

  1. La Station Araminta 1 – Jack Vance Presses Pocket ISBN 2-266-02262-8
  2. La Station Araminta 2 – Jack Vance Presses Pocket ISBN 2-266-02569-4
  3. Throy – Jack Vance Presses Pocket ISBN 2-266-00511-1
  4. Le Palais de l’Amour – Jack Vance Presses Pocket ISBN 2-266-00905-2
  5. Le Visage du Démon – Jack Vance Pressses Pocket ISBN 2-266-01185-5
  6. Le Livre des Rêves – Jack Vance Pressses Pocket ISBN 2-266-01217-7
  7. This Is Me, Jack Vance! Or, More Properly, This Is « I »- Spatterlight Press ISBN 978-1596062450
  8. Cosmopolis #42 (2003-09)  http://www.integralarchive.org/base1.htm
  9. Site Foreverness : Hans van der Veeke, Greg H., Paul Rhoads.

[1] En français dans le texte (N.d.T.).

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